Le régime algérien et les paradis fiscaux ont pour point commun une certaine opacité qu’ils entretiennent pour préserver leurs systèmes. A Alger, l’évasion fiscale est un sujet tabou, réservé à une certaine élite. Il est théoriquement interdit de posséder des avoirs monétaires à l’étranger accumulés grâce à une activité en Algérie.
Toutefois, selon des documents consultés par Le Monde, le ministre de l’industrie et des mines, Abdeslam Bouchouareb, a détenu une société établie au Panama, Royal Arrival Corp. Elle a été créée en avril 2015 à travers les services de la société de domiciliation d’entreprises offshore Mossack Fonseca.
La société offshore du ministre de l’industrie de l’Algérie
Dans un courriel adressé le 6 avril 2015 au bureau luxembourgeois de Mossack Fonseca, le Français Guy Feite, fondé de pouvoir de Royal Arrival Corp, confirmait que le bénéficiaire effectif de la société était bien le ministre en fonctions depuis avril 2014, et tentait de rassurer quant à cette « personnalité politiquement exposée ». Car selon les recherches effectuées par Mossack Fonseca, M. Bouchouareb apparaît dans l’affaire Rafik Khalifa, du nom de ce pharmacien algérien improvisé banquier et homme d’affaires à la fin des années 1990, condamné en 2014 à cinq ans de réclusion en France puis à dix-huit ans de prison par le tribunal criminel de Blida (ouest d’Alger) pour association de malfaiteurs, vol qualifié, détournement de fonds, faux et usage de faux.
Les « Panama papers » en trois points
Le Monde et 108 autres rédactions dans 76 pays, coordonnées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu accès à une masse d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le monde opaque de la finance offshore et des paradis fiscaux.Les 11,5 millions de fichiers proviennent des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore, entre 1977 et 2015. Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais exploitée par des médias.
Les « Panama papers » révèlent qu’outre des milliers d’anonymes de nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du sport, des célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions internationales ont recouru à des montages offshore pour dissimuler leurs actifs.
M. Feite, agent de change qui avait été mis en examen dans les années 1980 à Metz, puis incarcéré pour une vaste escroquerie de petits porteurs, explique dans ce courriel du 6 avril 2015 : « M. Bouchouareb s’est constitué un patrimoine en étant industriel et il n’a pas besoin de la politique pour vivre. » Puis il précise la raison d’être de Royal Arrival Corp : la gestion « d’un portefeuille de valeurs immobilières détenu actuellement à titre personnel (…). Ce portefeuille d’un montant de 700 000 euros est cantonné depuis ses prises de fonctions politiques et a été transféré de la BIL [Banque internationale à Luxembourg] vers NBAD Genève [National Bank of Abu Dhabi, dont la filiale suisse, sise à Genève, est spécialisée dans la gestion de fortune et le financement du négoce] ».
Selon les fichiers consultés par Le Monde, le ministre est passé par une société établie au Luxembourg, Compagnie d’étude et de conseil (CEC), pour gérer Royal Arrival Corp, qui a détenu un compte à la NBAD Private Bank (Suisse) SA. Dans plusieurs courriels, la CEC se montre plus précise sur les ambitions de Royal Arrival Corp : représentation commerciale, négociation et obtention de contrats, travaux publics, transport ferroviaire et maritime en Turquie, Grande-Bretagne et Algérie.
« Cela a été fait en toute transparence, se défend la CEC, contactée par le Consortium international des journalistes d’investigation (International Consortium of Investigative Journalists, ICIJ) dont Le Monde est partenaire. Nous avons décidé, avec son accord, de suspendre toute utilisation de la société, et l’ouverture du compte bancaire à la NBAD de Genève n’a jamais été finalisée. M. Bouchouareb nous a demandé de geler cette société le temps de son mandat. »
Du pétrole à la finance offshore
En Algérie, la fuite des capitaux entre 2004 et 2014 est estimée à 16 milliards de dollars (14 milliards d’euros) par une commission ad hoc. Soit, en moyenne, 1,6 milliard de dollars chaque année qui s’évaporent dans des circuits offshore. Ce qui n’est pas sans préoccuper les autorités, d’autant que la situation économique du pays subit la baisse des cours du pétrole qui génère plus de 95 % des revenus extérieurs. Il en va de même en Angola, deuxième producteur de pétrole du continent, où les pétrodollars assurent 75 % des recettes de l’Etat.
José Maria Botelho de Vasconcelos en sait quelque chose. Dans son bureau en plein cœur de Luanda, la capitale de l’Angola, le ministre du pétrole a pu assister à la métamorphose de la ville, aujourd’hui l’une des plus chères du monde. Cet ingénieur, qui a longtemps été cadre de Sonangol, la société pétrolière nationale, a achevé son premier mandat de ministre du pétrole en 2002, année de la fin de la longue guerre civile qui a duré vingt-cinq ans.
Selon les documents consultés par Le Monde, il apparaît comme fondé de pouvoir d’une société au capital de 1 million de dollars, Medea Investments Limited. Cette société est d’abord domiciliée à Niue, minuscule île-Etat du Pacifique, par Mossack Fonseca en septembre 2001, puis transférée aux îles Samoa cinq ans plus tard. La société est détenue par des actions au porteur, ce qui permet de rendre anonymes ses véritables détenteurs et d’opacifier ses structures financières. Medea Investments Limited est clôturée en février 2009. A cette date, José Maria Botelho de Vasconcelos est à nouveau ministre du pétrole. Contacté à plusieurs reprises, il n’a pas souhaité s’exprimer.
Nigeria, le gouverneur corrompu d’un Etat
Au Nigeria, premier producteur de pétrole du continent, un homme pourrait incarner les déviances et actes de corruption aujourd’hui combattus par le chef de l’Etat Muhammadu Buhari : James Ibori. Ancien caissier d’une boutique à Londres, où il a été condamné pour de petits larcins dans les années 1980, il est devenu gouverneur de l’Etat pétrolier du delta du Niger (1999-2007), dans le sud du pays. Alors que son salaire mensuel avoisinait officiellement 5 500 dollars, il possédait à l’époque six propriétés rien qu’au Royaume-Uni, ainsi qu’une collection de voitures de luxe.
Arrêté à Dubaï en 2010 puis extradé vers la Grande-Bretagne, James Ibori a été condamné en avril 2012 à treize ans de prison par la cour de justice de Londres. Il avait plaidé coupable et reconnu avoir détourné plus de 75 millions de dollars des caisses de l’Etat nigérian, blanchis à travers de complexes circuits financiers offshore. Un montant bas, selon le juge britannique, pour qui la somme détournée pourrait dépasser 250 millions de dollars.
Que sait-on de la source des « Panama papers » ?
Le « leak » qui a mis au jour le scandale des « Panama papers » a permis la fuite de millions de documents et données de la firme panaméenne Mossack Fonseca. Elle provient d’une source qui a remis gracieusement au Süddeutzsche Zeitung les fichiers de la firme spécialisée dans le montage de sociétés offshore. Pour le protéger, l’identité du lanceur d’alerte n’a pas été divulguée aux médias partenaires du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) qui ont travaillé sur l’enquête.
L’authenticité des fichiers a toutefois pu être vérifiée à deux reprises, par la Süddeutzsche Zeitung et par Le Monde. Plusieurs fractions de ce « leak », parcellaires et plus anciennes, avaient été vendues aux autorités fiscales allemandes, américaines et britanniques au cours des dernières années, une procédure qui est devenue relativement habituelle, notamment en Allemagne. La France fait ainsi partie des pays qui se sont vus proposer l’achat d’une partie des « Panama papers ». Outre-Rhin, les investigations sur la base de ces documents ont donné lieu à une série de perquisitions en février 2015 contre des banques allemandes soupçonnées de complicités de blanchiment et de fraude fiscale. La Commerzbank, deuxième établissement bancaire d’Allemagne, a accepté en octobre 2015 de payer 17 millions d’euros d’amende pour avoir aidé certains de ses clients à frauder le fisc avec l’aide de sociétés enregistrées par Mossack Fonseca.
L’argent siphonné était ensuite dissimulé à travers des sociétés immatriculées aux îles Vierges britanniques, à Maurice et en Polynésie. Plusieurs de ces véhicules financiers ont été créés par l’intermédiaire de la firme panaméenne Mossack Fonseca, selon les documents consultés par Le Monde. Il en va ainsi de Julex Foundation, enregistrée au Panama, et détentrice de Stanhope Investments domiciliée à Niue en 2003. Le gouverneur et sa famille apparaissaient parmi les bénéficiaires de Julex Foundation. Selon la justice britannique, M. Ibori a ouvert un compte en Suisse au nom de Stanhope Investments qui aurait servi à l’achat d’un jet privé pour un montant de 20 millions de dollars. Son nom est également associé à d’autres sociétés enregistrées par Mossack Fonseca, selon la base de données consultée par Le Monde, sans toutefois laisser apparaître les détails sur son rôle et les transactions.
La sœur jumelle de Joseph Kabila
A Kinshasa, on lui prête des pouvoirs qui vont au-delà de ses prérogatives. Officiellement, Jaynet Désirée Kabila Kyungu, 44 ans, est une femme d’affaires à la tête du groupe de médias Digital Congo, une héritière qui dirige la fondation dédiée à feu son père, l’ancien président Laurent Désiré Kabila (mai 1997-janvier 2001). Et, depuis 2011, elle est aussi députée du Katanga, la riche province minière découpée en quatre à la suite de la réorganisation territoriale entrée en vigueur le 30 juin 2015. Elle serait également une conseillère de l’ombre, très écoutée par son frère jumeau, le chef de l’Etat, Joseph Kabila. Et une cliente de la firme panaméenne Mossack Fonseca, selon des documents consultés par Le Monde.
C’est ainsi que Jaynet Désirée Kabila Kyungu a été codirectrice de Keratsu Holding Limited, avec l’homme d’affaires congolais Feruzi Kalume Nyembwe, ancien conseiller de Laurent Désiré Kabila. Cette société a été enregistrée par Mossack Fonseca à Niue le 19 juin 2001, soit quatre mois après l’assassinat du président Laurent Désiré Kabila par l’un de ses gardes du corps le 16 janvier 2001. Etablie dans un petit Etat insulaire du Pacifique inscrit sur la liste noire des paradis fiscaux de l’OCDE, Keratsu Holding Limited a détenu 19,6 % des parts du consortium Congolese Wireless Network (CWN), qui a contrôlé 49 % des parts de l’opérateur téléphonique Vodacom Congo. Feruzi Kalume Nyembwe est également cogérant de CWN.
Cet homme d’affaires tenta de réactiver cette société en juillet 2010 selon une déclaration écrite sous serment adressée aux autorités judiciaires de Niue qui lui reprochent des impayés depuis quatre ans. « J’ai maintenant besoin que Keratsu Holding Limited soit restaurée et réinscrite avant que les actifs de la société puissent être réalisés », écrit-il. A cette date, son conseil se tourne vers Mossack Fonseca pour insister : « [Feruzi Kalume Nyembwe] a besoin de percevoir les dividendes (…) et de signer un contrat avec la société sud-africaine Dikopane pour le développement de nouvelles technologies. » Car l’homme d’affaires congolais est alors en guerre ouverte avec un autre partenaire au sein de CWN au sujet de Vodacom Congo et de sa dissolution. Depuis 2013, il signe les documents de Keratsu Holding Limited pour Jaynet Désirée Kabila Kyungu. Contactée à plusieurs reprises, cette dernière n’a pas souhaité s’exprimer.
Un général rwandais
Plus à l’est, au Rwanda, Emmanuel Ndahiro, l’ex-conseiller à la sécurité du président Paul Kagamé et patron des services de renseignement de 2004 à 2011, figure lui aussi dans les fichiers de Mossack Fonseca. Celui que le chef de l’Etat a nommé général en 2015 a été directeur d’une société offshore, Debden Investments Limited, enregistrée aux îles Vierges britanniques en septembre 1998. Selon les « Panama papers », le propriétaire de cette société est l’ancien militaire devenu homme d’affaires Hatari Sekoko, désormais à la tête de plusieurs biens immobiliers et d’hôtels tels que le Marriott à Kigali. La société Debden Investments Limited a été désactivée en 2010. Contactée à plusieurs reprises, Emmanuel Ndahiro n’a pas souhaité s’exprimer.
Un proche de Laurent Gbagbo
Autre ancien conseiller de chef d’Etat, Jean-Claude N’Da Ametchi est un banquier ivoirien qui a été sanctionné par l’Union européenne en 2011 pour avoir « contribué au financement de l’administration illégitime de M. Laurent Gbagbo ». A cette date, Laurent Gbagbo – dont le procès s’est ouvert au début d’année à la Cour pénale internationale – conteste l’élection présidentielle de 2010, la Côte d’Ivoire est en guerre et lui nationalise deux établissements bancaires, dont la Banque internationale pour le commerce et l’industrie de la Côte d’Ivoire (Bicici). Il en confie la direction à M. N’Da Ametchi – un proche de l’ancienne première dame, Simone Gbagbo – également directeur général de Versus Bank.
Le banquier et conseiller de Laurent Gbagbo apparaît dès 2006 dans les fichiers de la firme panaméenne Mossack Fonseca. Et ce à travers une société offshore, Cadley House Ltd, enregistrée aux Seychelles dont les actions sont au porteur, ce qui permet de dissimuler l’identité des détenteurs. Toutefois, dans des courriels consultés par Le Monde, M. N’da Ametchi apparaît bien comme le bénéficiaire effectif de cette société qui possède aussi un compte en banque à Monaco.
Dans un courriel envoyé en 2011 au bureau genevois de Mossack Fonseca, M. N’da Ametchi évoque la vente d’actifs et un transfert de 5 000 dollars de même que la gestion financière de sa société confiée à la banque genevoise Pasche. Puis, en septembre 2012, il a agi comme unique directeur de la société pour demander le transfert de la comptabilité de Cadley House Ltd à Abidjan. Ni les établissements bancaires ni Mossack Fonseca n’ont fait état de la sanction européenne qui vise M. N’Da Ametchi qui sera levée au début de 2012. La société semble toujours active en 2015, selon les documents consultés par Le Monde. Contacté, M. N’Da Ametchi n’a pas souhaité réagir. Il est aujourd’hui conseiller de l’ancien premier ministre, Charles Konan Banny, candidat malheureux à la présidentielle d’octobre 2015.