Sur le littoral frontalier de la Libye, Chemseddine Marzoug, ancien pêcheur, offre une sépulture de sable aux noyés de la Méditerranée.
C’est la saison mortelle, celle des cadavres qui roulent sur les plages. C’est toujours ainsi à Zarzis le printemps venu : les bateaux de pêche sortent traquer le thon ou l’espadon et les noyés arrivent en sens inverse, refoulés par la marée, le vent du large qui rabat à l’ouest ceux qui ratent la sortie de la Libye, toute proche. Le courant peut ramener un esquif de rescapés, harassés mais vivants, ou des corps flottants au milieu de débris de bois ou de langues de caoutchouc de Zodiac.
Chemseddine Marzoug est là, comme toujours, irremplaçable, pieds fichés dans le sable de Zarzis à scruter l’horizon. Le volontaire du Croissant-Rouge, ancien pêcheur et chauffeur de taxi, est le témoin privilégié de ce macabre rituel des noyés du littoral du sud-est tunisien. Et, la cinquantaine finissante, joues piquées d’un poil gris, il n’a rien perdu de sa capacité de s’indigner contre cette « terrible tragédie ».
« Si au moins on pouvait respecter leur mort »
Vendredi 2 juin, un corps a été repéré au sud du port, échoué dans les algues de la plage. Comme la plupart des autres, il s’agit d’un Africain subsaharien qui avait pris la mer quelques jours plus tôt à Sabratha, principale plate-forme de départs de la Tripolitaine, dans l’ouest de la Libye, où embarquent chaque semaine plusieurs centaines de candidats au rêve européen. Après des mois de traversée du Niger puis de la Libye, où ils ont été rackettés, kidnappés, violentés, parfois réduits en esclavage par des milices de tout acabit, ces migrants finissent par prendre le large en espérant avoir assez sacrifié d’eux-mêmes. Les plus heureux atteignent l’île italienne de Lampedusa. Les moins chanceux sont rabattus vers la Tunisie par une mer adverse. Et les plus infortunés périssent dans quelque naufrage au large. Pour ceux que le roulis rejette sur les galets de Zarzis, Chemseddine Marzoug est là. Il ne peut plus faire grand-chose, sinon soulager à sa manière l’indignité de ce monde.