La découverte du shangaan electro, à l’orée des années 2010, grâce au photojournaliste américain Wills Glasspiegel et à la compilation New Wave Dance Music From South Africa du label londonien Honest Jon’s, fut un grand moment pour les amateurs de musique électronique du monde entier. Enième avatar de dance music du ghetto – après le baile funk du Brésil, le kuduro d’Angola ou le kwaito d’Afrique du Sud – à enflammer les petits Occidentaux en quête de sensations fortes pour se déhancher, ce genre hyperlocal de musique sud-africaine fascine d’autant plus qu’il sonne moins comme une mixture nouvelle d’éléments connus qu’une idiosyncrasie totalement inédite. Ce qui explique sans doute l’attrait incroyable qu’elle suscite en Occident : caractérisé par ses cadences extrêmes, ses sonorités synthétiques simplistes et ses séquences saccadées jusqu’au vertige, le shangaan electro est une musique de danse qui ne sonne comme aucune autre, et qui fascine autant pour sa cohésion sonore que son incongruité formelle à la limite de la naïveté. De fait, le shangaan electro n’est pas vraiment une lame de fond, puisqu’il provient très essentiellement du studio d’un seul homme.

Légende. Lointainement liée aux formes les plus récentes du tsonga disco, avatar moderne des musiques traditionnelles de l’ethnie Tsonga peuplant les provinces sud-africaines de Limpopo et Mpumalanga, cette musique de danse de fortune serait née dans les quartiers tsonga de Soweto pour alimenter les battles de danse et fêtes de rue qui s’y déroulent. C’est en remarquant le succès de ces dernières que Richard Mthetwa, entrepreneur originaire de la ville de Giyani dont la légende raconte qu’il gérait autrefois une chaîne de magasins de réparation de téléphones portables, aurait eu l’idée de se lancer dans la musique avec Nozinja Productions, dont il produit lui-même 100% des sorties dans l’ombre de ses artistes Tshetsha Boys, Tiyiselani Vomaseve ou BBC. Auteur improbable qui se vante de ses talents de marketeur et de label manager avant d’évoquer les vertus de sa musique, Mthetwa, surnommé «Dog» avec plus ou moins d’affection par ses collègues, est soupçonné d’avoir volé pas mal d’idées, mais occupe tellement le terrain du minuscule underground tsonga de Soweto que personne n’a pu vérifier le fait. C’est là que les choses se compliquent pour l’auditeur occidental, puisque 100% des productions shangaan electro qu’il a pu entendre, autant celles sorties en Occident par Honest Jon’s ou par le label Jialong de Dan Snaith que celles qu’il a pu découvrir sur YouTube, sont de son fait. Ce n’est pas par hasard que l’anthologie New Wave Dance Music From South Africa était si miraculeuse et si cohérente.

Hybrides. L’enjeu de Lodge, son premier album sous son nom pour le très emblématique label anglais Warp, est donc plus complexe qu’il n’y paraît : il s’agit autant pour Richard Mthetwa de s’affirmer comme l’auteur très idiosyncratique qu’il est très certainement que de faire évoluer une forme musicale désormais bien identifiée dans l’underground électronique occidental. Forme qui méritait plus et mieux qu’une poignée d’anthologies épate-bourgeois et de remixes spectaculaires par la crème de l’electro occidentale contemporaine (la série Shangaan Shake, publiée par Honest Jon’s en 2012).

Effort à moitié réussi : en variant les tempi et les vocalistes plutôt que de chercher l’ivresse à tout prix, Nozinja perd un peu de la sauvagerie, de l’excentricité et du sel qui rendaient les déflagrations de New Wave Dance Music From South Africa si enivrantes. Un poil plus près de l’Occident dans ses motivations, ses formes et ses samples, Mthetwa, qui a vraisemblablement beaucoup absorbé de musique et d’attentes au fur et à mesure des tournées en Europe et aux Etats-Unis, accouche d’objets hybrides. Qui présentent d’étonnantes accointances avec les myriades de sous-genres de musiques dansantes sorties du creuset multiculturel londonien des vingt dernières années.

C’était sans doute aussi inévitable que la déception que Lodge ne manque pas de procurer. En creux, cette petite déconvenue en dit surtout long sur nos attentes de mélomanes vis-à-vis des musiques de danse non-occidentales et notre manière de les consommer : un petit shoot d’adrénaline, un rail de férocité et puis s’en va. Ne serait-ce que pour conjurer cette malédiction, Lodge mérite qu’on s’attarde sur son cas un peu plus longtemps qu’avec le tout-venant de l’actualité pop au quotidien.

Olivier LAMM
Source: liberation.fr