Moins d’une semaine après son départ du gouvernement, et alors que paraît Murmures à la jeunesse (éd. Philippe Rey, 94 p., 7 euros), un petit livre dans lequel elle justifie notamment son opposition à l’inscription de la déchéance de nationalité dans la Constitution, Christiane Taubira explique au Monde les circonstances de sa démission, revient sur ses relations avec le président de la République et le premier ministre, et répond aux questions sur son bilan de garde des sceaux et son avenir politique.
Pourquoi ne pas avoir démissionné dès le 23 décembre 2015 quand a été présenté en conseil des ministres le projet de loi inscrivant la déchéance dans la Constitution ?
Parce que j’estime qu’on ne part pas dans le vacarme. Je ne voulais pas que le tumulte des événements brouille la lecture de mon départ, notamment qu’on le lie aux pressions de la droite. La droite, depuis le 17 mai 2012, demande mon départ. D’ailleurs, si elle ne fait pas attention, elle va continuer à demander ma démission…
Conserviez-vous l’espoir d’un abandon ou d’une réécriture du texte après le 23 décembre ?
Il y a une part de ça. Je pense qu’il y a eu une courte fenêtre pendant laquelle il était possible de prendre de la distance par rapport à ce que le président de la République a dit au Congrès. C’est ainsi que j’ai entendu et compris ses vœux du 31 décembre lorsqu’il a affirmé que le débat était « légitime » et qu’il revenait au Parlement de « prendre ses responsabilités ». Mais j’ai cependant compris très vite que, sur l’essentiel, il n’y aurait pas de retour en arrière et que, puisque l’on touchait là au cœur même de l’idée républicaine du droit de la nationalité, ma place n’était plus au gouvernement.
Sur votre livre, vous êtes présentée comme étant encore garde des sceaux. Est-ce à dire que vous l’avez écrit en pensant pouvoir rester en fonctions après sa parution ?
Ma décision formelle de partir est très antérieure à la publication du livre, même si je ne vous dirai pas la date précise. Mais, dans mon rapport de loyauté totale à l’égard du président de la République, j’ai choisi de tenir mon éditeur dans l’ignorance en ne le prévenant pas que je ne serais plus garde des sceaux au moment de la parution du livre.
Est-il normal qu’une ministre en exercice consacre du temps à écrire un livre pour contester une mesure du gouvernement ?
Le temps que je prends pour écrire ne regarde personne, sauf si l’on me démontre que je n’ai pas fait mon travail. Durant quarante-cinq mois, j’ai passé mes jours, mes nuits et mes week-ends à travailler. Ce reproche n’a aucun sens.
Vous semblez très soucieuse de ne pas apparaître comme une opposante au président de la République dans les prochains mois ?
Je ne me pose pas en opposante. Je suis partie sur un désaccord politique majeur. Et, si j’ai écrit ce livre, c’est parce que j’estimais que les quelques phrases que j’avais prononcées ici ou là ne suffisaient pas compte tenu de l’importance du sujet. Mais je veux que ce soit clair : je suis très respectueuse de la fonction présidentielle. Quand une société est dans un moment de doute et de fragilité, il faut que les institutions soient fortes et puissantes.
N’avez-vous pas le sentiment d’avoir eu une capacité d’intervention dérisoire par rapport aux moyens dont a besoin la justice française ?
La pensée pauvre ne raisonne qu’en termes de moyens. Oui, la justice était dans un état de dévastation lorsque je suis arrivée. Les recrutements de nouveaux magistrats étaient de 144 par an. Dans ma première année, j’ai ouvert 358 postes et c’est allé crescendo : pour 2016, j’ai ouvert 530 places ! Nous recrutons 700 greffiers par an. Désormais il y a plus d’arrivées de magistrats en juridiction que de départs à la retraite. Le budget a augmenté de 430 millions d’euros en trois ans et franchi la barre de 8 milliards. Je veux bien entendre que la justice n’ait jamais été autant au bord du gouffre, mais ceux qui y travaillent vraiment savent faire la différence depuis 2012.
Au sujet de la réforme de la justice des mineurs, aviez-vous eu des assurances du président de la République sur son inscription à l’agenda de 2016 ?
Oui.
Quand vous écrivez qu’il faut faire appel à l’intelligence pour comprendre d’où vient le terrorisme, est-ce une réponse à Manuel Valls qui, le 9 janvier, a déclaré qu’en la matière « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » ?
Mon souci n’est pas d’être en désaccord avec untel ou untel. Depuis trois ans et demi, on me demande si je suis en désaccord avec Manuel Valls. Les désaccords existent, c’est incontestable. Mais, lorsqu’ils sont survenus, j’ai demandé un arbitrage, c’est ainsi en démocratie. Je n’écris pas un livre pour répondre à M. Valls. Je m’adresse à la jeunesse.
Sur le fond de votre question, oui, les outils sociologiques sont nécessaires. Il y a urgence à comprendre ce qui se passe dans la société si l’on veut agir. Que voit la politique qui ne cherche pas à comprendre ? Elle prendrait le risque d’une action inopportune et inefficace. Mon souci est d’assécher le terreau de recrutement du terrorisme. On n’y arrivera pas en menaçant des gens qui sont décidés à mourir. Mon positionnement repose sur des principes qui ne dépendent pas des gens qui passent. Nous passons tous. L’action doit être ancrée et durable. Le reste est éphémère, même la durée d’un quinquennat.
Il y a huit jours, encore ministre, vous estimiez légitimes les inquiétudes sur la place laissée à la justice par le gouvernement ?
Je parlais du juge judiciaire. Je ne mets pas en cause le juge administratif. Il est pointilleux sur le respect des libertés. C’est à lui que revient le contrôle des actes des administrations et du gouvernement. Mais, à partir du moment où le législateur élargit le champ de l’action administrative, notamment pour répondre aux circonstances, on doit s’interroger quant à savoir si la solution est l’accroissement automatique du champ du juge administratif. Notre démocratie doit prendre le temps de réfléchir à ces modifications de périmètre. Durant l’examen du projet de loi sur le renseignement, j’ai ainsi bataillé parfois contre une partie de la commission des lois pour introduire un beau contrôle juridictionnel.
Le fait que ce soit précisément l’ancien président de la commission des lois Jean-Jacques Urvoas, qui vous a succédé place Vendôme, vous fait-il craindre pour la défense des libertés ?
Il n’y a pas d’antagonisme entre la sécurité et la préservation des libertés. Le ministère de la justice est le garant des libertés. Je n’ai aucun commentaire à faire sur M. Urvoas. Vous le jugerez sur ses actes.
Qu’attendez-vous du débat parlementaire qui débute vendredi ?
J’espère que la déchéance de nationalité ne sera pas inscrite dans la Constitution. Oui, j’espère très sincèrement que la gauche n’aura pas à assumer une telle décision.
Vous espérez, mais y croyez-vous ?
Je ne suis pas seule à l’œuvre. Il y a une dynamique. J’ai vu des députés pourtant archi loyaux à l’égard de la majorité avoir le courage d’écrire des tribunes en ce sens dans la presse de leur circonscription. La gauche, ce n’est pas un chef bonapartiste ! C’est un mouvement et le sens de la délibération collective.
Quel est votre programme pour les prochains mois ? Vos projets pour 2017 alors que certains se demandent déjà si vous pourriez envisager d’être candidate ? Ne craignez-vous pas de regretter votre départ du gouvernement ?
Ne vous en faites pas pour moi, je n’aurai aucun blues, même s’il est forcément difficile de quitter un ministère au moment où vient la récolte des fruits du travail fourni. Mais je n’ai pas été seule à le faire et cette frustration peut être partagée par mes équipes.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin et Thomas Wieder