Nous transformer en esclaves psychiques, c’est une nouvelle science née à l’aube du XXIe siècle: la captologie.
N’en déplaise aux amateurs de révélations spectaculaires, le magnétisme exercé par internet sur nos cerveaux ne relève en rien du prétendu génie technique des informaticiens californiens. En réalité, la puissance d’aimantation des écrans sur notre esprit est due à l’exploitation rationnelle et systématique des découvertes opérées sur le conditionnement animal et humain depuis le deuxième tiers du XIXe siècle.
C’est en effet l’exploitation intelligente des classiques qui a permis à l’ingénierie sociale de divertir radicalement notre attention de ce pour quoi elle était initialement programmée: repérer les dangers imminents afin de protéger le groupe ou la tribu, se concentrer de manière durable sur un objet afin de le plier par son art à un emploi utile, entrer en communication avec autrui en se mettant à l’écoute des multiples langages du corps, et surtout scruter les mystères de l’Au-delà, par-delà l’écoulement rapide de la vie terrestre. C’est ainsi qu’en l’espace de deux décennies, la technologie informatique est devenue un écran entre l’homme et l’Éternité. Que nous le désirions ou non, l’internet global prospère sur la reductio ad bestiam de l’espèce humaine. Aussi serons-nous traités avec autant d’égards que le chien de Pavlov, le rat de John Watson ou le pigeon de Frédéric Skinner.
La puissance d’aimantation d’internet est inversement proportionnelle à la pratique d’une activité créatrice, qu’elle soit artisanale, intellectuelle ou artistique.
Toutefois, une immense amélioration a été apportée depuis l’entre-deux-guerres: internet étant alimenté en permanence par nos goûts personnels, ses ingénieurs sociaux pourront nous orienter avec bonheur sur les sites et espaces virtuels révélant notre part d’animalité. Et ainsi, tenus en cage par nos instincts les plus bas, nous pourrons nous constituer prisonniers volontaires de notre ignorance. La privation des classiques relatifs au conditionnement des bêtes et des hommes se trouve par conséquent à la racine de notre esclavage psychique. Celui-ci a été soigneusement orchestré par une ingénierie universitaire privant les étudiants des seuls outils intellectuels leur permettant de grandir: la lecture en silence et la disputatio, pour leur substituer le conditionnement idéologique et l’hyperspécialisation technique. La boîte vide ainsi créée, alimentée par des centres de recherches où des faussaires construisent avec méticulosité des sciences tronquées se retrouve l’alliée naturelle de l’enseignement numérique, qui n’a d’enseignement que le nom.
Bien sûr, la puissance d’aimantation varie selon les individus. Sa force est en effet inversement proportionnelle à la pratique d’une activité créatrice, qu’elle soit artisanale, intellectuelle ou artistique. N’en déplaise aux artistes de la confusion mentale, il existe également de fortes différences entre les sexes. Ainsi, les jeunes filles semblent globalement bien mieux résister que les jeunes garçons aux formes les plus aiguës de cyberaddictions, tout en étant inversement plus attachées qu’eux à leur smartphone[1]. Une double explication peut être donnée à ce phénomène. En premier lieu, les méthodes éducatives conçues et mises en œuvre de façon écrasante par des femmes, répondent mécaniquement aux aspirations des filles en reléguant la créativité masculine au rang d’une imprévisible et incontrôlable marginalité. Synchronisées à l’école, les filles ont moins de temps à consacrer à la mise en phase avec internet. En second lieu, la programmation génétique du sexe masculin vers la chasse l’entraîne irrémédiablement vers l’espace de curiosité de la toile, où pullulent les proies féminines comme les adversaires virtuels masculins avec lesquels il peut se mesurer par le jeu. À l’inverse, la programmation génétique féminine vers la transmission de la vie réduit l’attractivité de la toile, à moins qu’il ne s’agisse que de séduire pour enfanter en rêve.
La captologie: un néologisme qui désigne l’étude de la manière dont les ordinateurs peuvent être utilisés pour persuader les gens de changer leurs attitudes ou leurs comportements.
Toujours est-il qu’une nouvelle science est née à l’aube du XXIe siècle: la captologie. Ce néologisme désigne l’étude de la manière dont les ordinateurs peuvent être utilisés pour persuader les gens de changer leurs attitudes ou leurs comportements. Son concepteur n’est autre que Brian Jeffrey Fogg, élève du psychologue sicilien Philip Zimbardo. Ce dernier s’était rendu célèbre en 1971 par l’expérience de Stanford, au cours de laquelle le professeur mit ses étudiants en situation carcérale en leur demandant de jouer de façon aléatoire le rôle de gardiens et de prisonniers. Cette expérience avait été financée par la marine américaine ainsi que par les corps des marines. Elle visait officiellement à comprendre la raison des conflits au sein du système carcéral. Le professeur Zimbardo, qui jouait le rôle de superviseur, imposa des conditions particulières aux participants dans l’espoir d’augmenter la désorientation, la dépersonnalisation et la désindividualisation. Il donna comme conseil aux gardiens de répandre la peur afin de déshumaniser les prisonniers puis de les conditionner. L’expérience dura six jours et se solda par de graves abus. Philip Zimbardo, quant à lui, en tira d’intéressants enseignements sur l’orchestration du conditionnement humain en un temps très limité. En 2003, Brian Jeffrey Fogg publia un livre intitulé: “Technologies persuasives: comment utiliser des ordinateurs afin d’orienter ce à quoi nous pensons et ce que nous faisons”. Six ans plus tard, l’auteur mit au point le Modèle comportemental de Fogg (FBM) visant à modéliser le comportement humain. Ce modèle était fondé sur trois critères: la motivation du sujet, sa capacité à remplir la tâche voulue et l’actionnement d’un déclencheur[2]. Or la motivation est influencée par des facteurs comme le plaisir ou la douleur, fondements du dressage animal. L’on voit ainsi que le modèle comportemental de Fogg hybride les leçons anciennes du behaviorisme[3] avec les plus récentes avancées des neurosciences.
Si le sujet de la captologie demeure opaque, c’est qu’il se trouve précisément à l’intersection de plusieurs champs disciplinaires autonomes: l’histoire, la psychologie, la biologique et l’informatique. L’industrialisation du savoir ayant transformé les esprits curieux en une masse de spécialistes-ilotes, il reste à convoquer ceux qui ont refusé le cantonnement. Blaise Pascal leur donnait un nom: les gens universels.
[1] Dans le programme de cyber-désintoxiation de l’hôpital Kanagawa au Japon, plus de 70% des patients sont de jeunes étudiants masculins.
[2] Christian BASTIEN et Gaëlle CALVARY écrivent: “Pour Fogg, la persuasion par le biais des technologies de la communication prend place à deux niveaux: un niveau micro (la micro-persuasion) et un niveau macro (la macro-persuasion). Les systèmes de micro-persuasion sont des systèmes dont l’objectif premier n’est pas la persuasion, mais dont certaines de leurs composantes peuvent avoir de tels objectifs ou effets. La micro-persuasion est alors incorporée à certaines boîtes ou séquences de dialogue. C’est le cas par exemple lorsque Word vous indique des erreurs de frappe et vous propose des solutions. Pour Fogg, tout système qui vous rappelle ce que vous avez à faire, qui vous permet de visualiser votre activité ou encore vous encourage ou vous louange est un système de micro-persuasion, car il change votre façon de penser, d’agir. Toujours selon Fogg, des sites Web comme Amazon.com ou ebay.com dont l’objectif principal est de persuader les utilisateurs à acheter sont des exemples de macro-persuasion. Pour ces sites, la persuasion constitue leur seule raison d’être. Mais le commerce n’est pas le seul enjeu des technologies de macro-persuasion. Tous les aspects de la vie sont concernés (éducation, économie d’énergie, activité sportive, alimentation, conduite automobile écologique et durable, arrêt de la cigarette, développement durable, etc.)”. J. M. Christian Bastien, Gaëlle Calvary. “Technologies persuasives”, Episciences, p.1-200, 2015.
[3] Le behaviourisme, variante de la recherche comportementale, part du principe que tout être humain peut être dressé à l’aide d’impulsions positives, donc de récompenses, à se comporter de manière appropriée dans ses capacités pratiques.