Au-delà d’un festival de musique, le Femua se veut le lieu incontournable pour réfléchir sur les grandes questions de l’avenir du continent. Rencontre avec son fondateur.
Sidiki Diabaté, Soprano, Lokua Kanza, Dobet Gnahoré et bien d’autres… Ces artistes se produiront tous au Femua, le Festival des musiques urbaines du village d’Anoumabo, qui se tiendra à Abidjan du 17 au 22 avril. Derrière cette programmation musicale de qualité, le vrai nerf de la guerre de cette manifestation gratuite créée par le groupe Magic System se situe dans les actions sociales et caritatives : récolte de fonds pour construire une école, équiper des hôpitaux, débats, ateliers et plateformes d’échanges autour de sujets de société… Le thème de cette 11e édition est consacré au fléau de l’immigration clandestine de la jeunesse africaine. À’salfo, chanteur du groupe et commissaire général du festival, a expliqué au Point Afrique les enjeux de cet événement culturel et solidaire.
Le Point Afrique : Cette année, le thème du Femua est « Jeunesse africaine et immigration clandestine ». Sur quoi vos actions vont-elles porter ?
À’salfo : Nous voulons interpeller les populations sur ce danger brûlant d’actualité, la preuve en est les derniers événements dramatiques en Lybie… Nous donnerons la parole aux jeunes au cours de plateformes d’échanges pour comprendre ce qui les pousse à prendre tant de risques pour un rêve hypothétique. Qu’est-ce qui ne leur convient pas dans leur pays ? Quels sont leurs désirs, leurs besoins ? Il s’agit de les sensibiliser et de les informer sur les dangers du phénomène. Et il faut aussi mettre les autorités face à leurs responsabilités : non seulement les autorités locales, mais aussi les organismes internationaux, l’OIM (l’Organisation internationale pour les migrations), la Direction générale des Ivoiriens de l’étranger… Quelles sont leurs dispositions pour que ces tragédies ne se reproduisent pas ? De ce débat étalé sur trois jours, nous voulons en sortir quelque chose de fort, comme un livre blanc à brandir qui résumerait ces enjeux et permettrait d’ouvrir les yeux sur cette réalité. Ce n’est pas seulement le manque d’emplois qui fait partir les jeunes, c’est aussi une question de culture, de mentalité. Ils pensent qu’en Europe on est mieux payés, on vit mieux, que c’est l’eldorado où l’on peut réaliser tous ses rêves. Le Femua est un bon moyen de les en dissuader. La musique rassemble les masses, et nous passons par ce canal pour nous adresser aux gens. L’œuvre sociale est l’ADN du festival.
Selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations, les Ivoiriens seraient les premiers candidats à l’immigration clandestine. Pourquoi, d’après vous ?
Quand un pays sort d’une crise, comme c’est le cas pour la Côte d’Ivoire, la période de convalescence peut faire naître le désespoir chez certains. Il y en a qui préfèrent donner leurs économies à des passeurs pour venir en Europe, plutôt que d’investir ici et de créer une start-up, une PME par exemple… Quoi qu’on en dise, le pays est en pleine croissance en termes de développement humain. Au cours du festival, nous ferons appel à des personnes pour témoigner, en guise d’exemple : soit des gens partis en France qui ont échoué et sont revenus au pays pour se reconstruire, soit d’autres qui ont réussi sans traverser les frontières africaines ! Simplement parce qu’ils ont cru en ce qu’ils faisaient, ils ont cru en leur continent… Nous nous adresserons aussi aux dirigeants européens qui donnent de l’argent à la Libye pour contrôler les frontières, des millions d’euros aux États de la Méditerranée pour maintenir une sécurité en place… Ces sommes pourraient plutôt être investies sur le continent africain pour créer des emplois ! C’est la meilleure garantie pour éviter l’exode des jeunes. Cela résoudrait le fond du problème, plutôt que de le déplacer.
D’autant que la population de la Côte d’Ivoire est jeune : les trois quarts des habitants ont moins de 35 ans…
Oui et, avec une telle proportion, les fléaux peuvent émerger : délinquance, exode, chômage, etc. Les jeunes ont besoin d’avoir des repères. Il y a 20 ans, les Magic System étaient, comme eux, en quête de modèles. Nous sommes partis des quartiers pauvres, déshérités, et sommes arrivés à mener notre carrière, en Afrique et en France. Le rêve africain existe. Je veux leur dire que tout est possible. À l’image de la Côte d’Ivoire, c’est toute l’Afrique qui est en train de se régénérer, avec cette nouvelle jeunesse qui dispose de nouveaux outils : l’Internet, les réseaux sociaux… Nous vivons une transition, l’avènement du virtuel est une chance, mais aussi un piège : les illusions sont multipliées par cent ! Mais, d’un point de vue positif, le monde est devenu un grand village où chacun peut parler à son ami, de Paris depuis Abidjan. En musique, par exemple, on n’est plus obligés de se déplacer pour démarcher des majors, comme à notre époque. Il suffit d’envoyer un lien par mail.
Le Femua mène aussi des œuvres caritatives concernant l’éducation. Quelles sont-elles ?
Enfants, nous sommes allés à l’école dans des conditions difficiles. Dans notre village d’Anoumabo, il y a 90 à 120 élèves par classe ! Ainsi, dès la troisième édition, en 2010, nous avons construit la première école Magic System. Un bâtiment avec 8 classes de 40 élèves, une salle informatique… Ça n’existe nulle part ! Je voulais que ce soit une école d’excellence. Nous l’avons léguée à l’État afin que des enseignants du public y soient affectés, ça crée aussi de l’emploi. Aujourd’hui, il y a six écoles Magic System dispersées dans tout le pays. Car, si charité bien ordonnée commence par soi-même, c’est toute la Côte d’Ivoire qui a besoin de ces structures. À chaque édition du festival, notre objectif est soit d’inaugurer une école, soit d’en offrir une.
Vous agissez aussi dans le domaine de la santé…
On essaie d’œuvrer pour tout ce qui contribue au bien-être des populations. Le 6 avril, nous allons inaugurer le premier centre de santé Magic System à Loulo, au nord, dans le département de M’bengué. Car, à cause d’un manque d’infrastructures, des femmes sont obligées d’aller accoucher au Mali… L’artiste n’est pas seulement celui qui vend des disques ou fait danser, il doit contribuer au développement de son pays et de son continent. C’est paradoxal, car en France on fait danser et chanter les gens, notre musique a cette image d’insouciance, de fête… Car c’est la mentalité africaine : quels que soient nos problèmes, on doit garder notre joie de vivre. Au Femua, notre engagement est de joindre le divertissement au social. Grâce à nos actions depuis la création du festival, plus de 1 800 enfants vont à l’école !
Sur cette édition, vous expérimentez aussi des rencontres professionnelles autour de l’industrie culturelle…
Oui, car ce domaine est négligé, alors que c’est l’un des leviers de développement du continent. Regardez le Nigeria, devenu la première puissance financière africaine aussi grâce à ses industries culturelles. Avec la Sacem, dont je suis sociétaire, on va mener des ateliers pour permettre aux jeunes de s’exprimer, de rencontrer des professionnels, d’apprendre les stratégies pour développer une carrière… On va débattre aussi autour des réformes à mettre en place pour développer ce secteur, et pas seulement la musique. L’Afrique fait du cinéma et il faut aussi inciter les jeunes à la lecture…
Quelles sont les difficultés pour organiser un tel événement ?