Covid-19 : apprendre de l’Afrique

Les Occidentaux s’inquiètent pour nous, alors que nous nous inquiétons pour eux.

Felwine Sarr

Cette phrase est de Felwine Sarr, un économiste sénégalais à qui on demandait de décrire les impacts du coronavirus sur le continent africain.

COVID-19 Afrique

Depuis le début de la pandémie de la Covid-19, quand il est question de l’Afrique dans les grands médias ou dans les analyses des organisations internationales, on nous annonce des catastrophes qui ne se réalisent pas, alors que c’est l’hécatombe presque partout en Occident. Sans décolonisation des esprits, nous continuerons d’ignorer l’expertise d’Afrique subsaharienne.

En tant que féministes aux origines africaines, respectivement professeures en développement international et en psychosociologie, nous nous désolons du portrait misérabiliste que les médias et populations occidentaux dépeignent trop souvent du continent africain.

Une vision misérabiliste

Achille Mbembé, professeur à l’Université sud-africaine du Witwatersrand, s’insurge contre ces scénarios catastrophiques des experts occidentaux : « Les Africains en ont marre de ces préjugés que l’on ressasse indéfiniment, peu importe les situations et les événements ».

De la même manière, Felwine Sarr critique ce « racisme structurel qui s’ignore ». Une condescendance propre à « la matrice coloniale du pouvoir » (colonialidad del poder) comme dirait le sociologue péruvien Aníbal Quijano, justifie cette vision misérabiliste qui se complaît dans l’idée que l’Occident est mieux organisé, préparé et avancé que les autres.

Or malgré ce que nous annoncent depuis des mois ces prophètes de malheur, beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne gèrent plus efficacement la crise sanitaire que les pays occidentaux. Un logisticien de Médecins Sans Frontières anglais raconte d’ailleurs qu’il a été inondé de messages d’anciens collègues africains qui constatent le manque d’organisation des pays occidentaux pour gérer la pandémie.

Un regard colonialiste

Une étude de la London School of Hygiene and Tropical Medicine prédisait le 25 mars que la plupart des pays africains auraient chacun dépassé la barre des 10 000 cas dans les premières semaines de mai, et appelait à une « action immédiate » en Afrique. La réalité fut que la barre des 10 000 cas a été dépassée à la mi-avril… mais pour l’ensemble du continent africain. Les estimations étaient donc largement exagérées.

En date du 29 juin, il y avait 380 000 cas confirmés et 9664 décès sur tout le continent africain, loin derrière les 2 626 841 cas seulement aux États-Unis.

L’Afrique du sud, avec 138 134 cas confirmés et 2456 morts arrivait au 17e rang des pays les plus touchés, un peu avant le Canada et loin derrière les États-Unis.

Plusieurs raisons expliquent que le scénario catastrophe anticipé en Afrique n’ait pas eu lieu. D’abord, le continent africain a une expertise en gestion des épidémies. Par exemple, le Sierra Leone, durement affecté par l’Ebola de 2014 à 2016, a préparé sa réponse à la Covid-19 plus de trois semaines avant la détection d’un premier cas.

La venue tardive du virus sur le continent et la jeunesse de la population sont certainement aussi des facteurs favorables. Mais dans beaucoup de cas, il s’agit surtout du fait que la planification fut meilleure et plus rapide : « Quand le monde nous prédisait le pire, nous étions au travail », expliquait Felwine Sarr, en entrevue à TV5 Monde, le 16 mai dernier.

Sortir de la condescendance

Le Nord va-t-il un jour envisager apprendre du Sud ? C’est ce que se demande à son tour Catherine Kyobutungi, directrice du African Population and Health Research Centre. Elle critique les narratifs stéréotypés et déplore que les pays occidentaux ignorent l’expertise des pays qui n’en sont pas à leur première gestion de crise.

Ce refus d’apprendre de l’expérience issue des pays considérés subalternes s’est révélé dans le refus initial des gouvernements du Québec et du Canada de faire appel au leadership du Dr Joanne Liu, une sommité internationale en matière de lutte contre les épidémies, pour gérer cette crise. La Dr Liu a été jugée « incontrôlable » et on lui a dit que son expertise en Afrique serait utile dans le Grand Nord, mais pas dans le reste du pays.

Pourtant, l’expertise en gestion d’épidémies par des personnes venant de pays du Sud global pourrait certainement aider les pays occidentaux à mieux gérer les crises actuelles et à venir. Il faudrait pour ce faire qu’on cesse de penser que les pays du Sud peuvent seulement apprendre et recevoir unilatéralement de l’aide de la part des pays du Nord, mentalité promue par le paradigme actuel de développement international.

Apprendre du Sud global

Dans une tribune publiée dans le magazine Jeune Afrique en avril dernier, plusieurs intellectuels, artistes et activistes africains, dont Aminata Dramane Traoré, Souleymane Bachir Diagne, Nadia Yara Kisukidi, Kako Nubukpo, Tiken Jah Fakoli, déclaraient que la crise sanitaire « constitue une opportunité historique pour les Africains de mobiliser leurs intelligences […], rassembler leurs ressources endogènes, traditionnelles, diasporiques, scientifiques, nouvelles, digitales (et) leur créativité » afin de construire le monde post-covid.

Le Sénégal développe notamment des tests à 1$ permettant de détecter en moins de 10 minutes les infections présentes et passées par les antigènes dans la salive et le Ghana étudie une technique de test d’échantillons de sang groupés dont veut s’inspirer l’Organisation mondiale de la Santé (OMS).

Le président de Madagascar a été la risée des médias occidentaux pour avoir promu les bienfaits d’une tisane d’Artemisia, jusqu’à ce que l’Institut allemand Max Planck confirme les bienfaits de cette herbe médicinale traditionnellement utilisée contre le paludisme pour lutter contre le virus.

En Afrique du Sud, un agriculteur enseigne aux villageois à cultiver des légumes pour favoriser la souveraineté alimentaire en temps de crise et l’Union africaine démontre une solidarité régionale dont les pays occidentaux devraient s’inspirer, plutôt que de compétitionner dans la création d’un vaccin.

Développer une solidarité radicale

Depuis les derniers mois, dans plusieurs régions africaines naissent des mouvements pluriels, riches et complexes qui s’appuient sur les expériences passées pour imaginer des réponses innovantes et situées. Ces mouvements donnent lieu à des réflexions et des pratiques inventives qui méritent notre attention. Des économistes africains sont notamment à la recherche de manières de réinventer l’économie, convaincus que chaque situation exige des réponses situées. Elles et ils croient que de relancer une économie fondée sur le saccage de l’environnement et l’exploitation des plus vulnérables n’est plus une option.

Le chercheur David Mwambari souligne que cette pandémie peut participer à décoloniser les esprits. L’Occident doit commencer à considérer les pays et les populations d’Afrique subsaharienne comme des partenaires dans la recherche de solutions aux problèmes globaux plutôt que des bénéficiaires éternels d’une charité qui mine leur dignité tout en les déshumanisant. Il est temps de développer une solidarité radicale sans condescendance ni paternalisme.

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