Tourner en ridicule le rire de Kamala Harris : une stratégie risquée, selon Baudelaire

Kamala Harris - Brian Spurlock/EPA

Yoopya avec The Conversation

Lorsque la vice-présidente américaine Kamala Harris a été présentée comme la successeure probable du président Joe Biden, le candidat républicain à l’élection présidentielle Donald Trump et son équipe se sont empressés de tourner son rire en dérision en l’appelant « laffin’ Kamala Harris » (ce qu’on pourrait traduire en français par « Kamala Harris la rigolarde »).

Kamala Harris – Brian Spurlock/EPA

Lors d’un rassemblement dans le Michigan le 20 juillet, Trump a recommencé avec une formule similaire :

« Je l’appelle Kamala-qui-rit (Laughing Kamala). Vous l’avez déjà regardée rire ? Elle est folle. Vous savez, on peut dire beaucoup de choses d’un rire. Non, elle est folle. Elle est folle. »

Ce que voulaient probablement suggérer Trump et son équipe, c’est que la joie irrépressible de cette femme ne pouvait être que la marque de son manque d’autorité et le signe évident de son incompétence.

Le lien entre sérieux et autorité ne date pas d’hier : Trump et son équipe ne sont pas les premiers à avoir associé la sagesse et l’autorité à la gravité et à l’absence de rire.

En 1855, Charles Baudelaire lui-même a écrit, dans son essai De l’essence du rire, paraphrasant le théologien Jacques-Bénigne Bossuet :

« Le Sage ne rit qu’en tremblant. »

Le poète poursuit ensuite en expliquant que les sages ont peur de rire parce qu’ils soupçonnent une « contradiction secrète » entre la sagesse et le rire. Après tout, écrit Baudelaire, Jésus-Christ n’a jamais ri.

Le critique Jason Zinoman, dans son article publié par le New York Times consacré à la ligne d’attaque de Trump, écrit :

« L’argument contre le rire, c’est qu’il va faire paraître un dirigeant moins sérieux. »

Il y a cependant une autre raison pour laquelle les adversaires de Kamala Harris estimaient que de telles railleries étaient de nature à lui porter préjudice : ils pensaient qu’elles la feraient paraître non seulement peu sérieuse, mais aussi ridicule.

En d’autres termes, l’équipe de Trump espérait que les blagues et les vidéos virales de Kamala en train de rire non seulement saperaient la confiance des électeurs dans ses capacités de leadership, mais encourageraient également les gens à rire d’elle avec mépris.

Mais Trump et ses alliés ont peut-être mal évalué la situation… Et c’est là que Baudelaire – et quelques autres – pourraient leur prodiguer une leçon bien utile.

Du rire ordinaire au rire grotesque

Le rire que Baudelaire appelle « ordinaire » a été théorisé par le philosophe anglais Thomas Hobbes. Il s’agit du rire provoqué par la vue d’une personne qui trébuche et tombe. Ce qui nous fait rire, selon Hobbes, c’est la reconnaissance de notre propre supériorité par rapport à la personne que nous voyons tomber.

Cette vision du rire est reprise par le philosophe français Henri Bergson dans son livre Le Rire (1990). Pour Bergson, nous rions des autres lorsqu’ils se comportent comme des objets mécaniques et nous le faisons comme une sorte d’exercice de socialisation : pour les encourager à être plus humains.

La théorie de la supériorité explique pourquoi nous rions de la stupidité des autres ou bien des clowns. Cependant, lorsque le rire est utilisé comme arme politique, il est important de se souvenir de deux choses.

La première est la relation compliquée qui existe entre humour et sympathie. C’était l’un des thèmes favoris du romancier (et aspirant dramaturge qui a passé une partie de sa vie à essayer d’écrire des comédies) du XIXe siècle Stendhal, qui avait du mal à écrire des personnages drôles sur scène et dans ses romans. Selon lui, cette difficulté s’explique en partie par le fait que la sympathie empêche généralement le mépris.

Il en découle un paradoxe : l’humour crée des liens de sympathie entre les personnes qui partagent la plaisanterie, mais la plaisanterie repose souvent sur le fait que le public ne ressent aucune sympathie pour l’objet de la plaisanterie.

Et donc : si l’objet de la plaisanterie rit lui-même, comme dans le cas de Kamala Harris, cela crée un problème. Notre mépris est susceptible d’être supplanté par notre sympathie pour la personne qui rit. En d’autres termes, nous risquons de rire avec la personne qui rit, plutôt que de rire d’elle.

S’il est vrai que nous pouvons rire avec les autres plutôt que de nous moquer d’eux, cela renvoie au deuxième inconvénient majeur de l’utilisation du rire comme arme politique : il s’agit du pouvoir de la joie, un terme qui revient souvent dans les commentaires politiques et les messages sur les médias sociaux quant au rire de Kamala Harris.

Il est difficile de rire de Kamala Harris, mais beaucoup plus facile de rire avec elle. Brian Spurlock/EPA

Kamala Harris a, semble-t-il, un sens très aiguisé du ridicule, comme le suggère le plaisir avec lequel elle raconte sa désormais célèbre anecdote sur le cocotier. Baudelaire associe le sens du ridicule à un second type de rire, qu’il appelle « le grotesque » et qui se distingue de l’humour ordinaire et moqueur.

Le rire grotesque est celui, vertigineux, qui nous envahit lorsque nous avons un aperçu soudain de notre propre absurdité, de notre ridicule total. Cet aperçu fugace est une sorte de preuve indirecte de notre conscience de soi et donc de notre supériorité, non pas par rapport aux autres personnes, mais cette fois par rapport à la nature.

Baudelaire a raconté l’hilarité qu’il a ressentie en voyant un clown anglais décapité courir autour de la scène avant de mettre sa tête dans sa poche. Certains d’entre nous ont peut-être ressenti quelque chose de similaire en voyant Marie-Antoinette tenir sa propre tête sur ses genoux tout en chantant lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris.

Le rire est une célébration de notre irrémédiable bêtise humaine. Il est aussi proche que possible de la joie enfantine et innocente, et il peut être déclenché par la reconnaissance de l’absurdité.

Le rire, qu’il soit moqueur ou joyeux, peut également être déclenché par un degré de sérieux qui semblerait inapproprié. Baudelaire notait dans son essai sur le rire que « les animaux les plus comiques sont aussi les plus sérieux ».

Le sérieux peut donc être une marque de sagesse, mais il peut aussi indiquer que quelqu’un n’est pas conscient de sa propre absurdité. L’équipe de Kamala Harris semble l’avoir compris : elle s’emploie désormais à souligner le sérieux « bizarre » de Trump.

Attirer l’attention sur la joie de Kamala Harris était donc une erreur tactique majeure de la part de l’équipe autour de Trump, un homme dont le rire, à supposer qu’il existe, est du genre « ordinaire », et très loin d’être innocent. Il existe un risque réel que l’absence de rire chez Trump joue en sa défaveur, le positionnant non plus comme un homme d’autorité, mais comme un homme risible.

Auteure:

Maria C. Scott | Professeur associé de littérature et de pensée françaises, Université d’Exeter

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